miércoles, 10 de marzo de 2010

Le juge Garzon au tribunal de l'opinion


LE MONDE 09.03.10 14h31


A ses étudiants en droit, Luciano Varela aime à expliquer que "Dieu est descendu deux fois sur terre. La première fois, c'était il y a plus de deux mille ans en Palestine, la seconde à Jaen voilà cinquante-quatre ans."
La boutade vise Baltasar Garzon, né en 1955 à Torres, un petit village de la province andalouse de Jaen, devenu le juge le plus célèbre d'Espagne, et l'un des plus admirés à l'étranger depuis qu'il a ordonné, en novembre 1998, l'arrestation à Londres de l'ex-dictateur chilien Augusto Pinochet pour "génocide, terrorisme et torture". Elle en dit long sur l'accumulation des jalousies et des rancoeurs que le magistrat vedette a semées autour de lui en vingt-deux ans d'une carrière ultramédiatisée comme titulaire du cabinet d'instruction no 5 de l'Audience nationale, la plus haute instance pénale du pays.

Aujourd'hui, Luciano Varela, un brillant juriste dont l'entourage dit qu'il possède "un ego aussi démesuré que celui de Garzon", tient le destin de "Dieu" entre ses mains. C'est lui qui a instruit depuis des mois une plainte déposée contre le "super-juge" pour "prévarication" par deux organisations d'extrême droite inconnues, auxquelles vient de se joindre la Phalange espagnole. Baltasar Garzon est accusé d'avoir agi de mauvaise foi en ouvrant, le 18 octobre 2008, à la demande des familles, une enquête sur les disparitions de 114 000 républicains au cours de la guerre civile (1936-1939) et de la dictature franquiste (1939-1975).
La pugnacité des interrogatoires menés par le juge Varela au cours de l'instruction n'a pas laissé de doute sur sa volonté de mettre son collègue et ennemi intime sur le banc des accusés. Le procès-verbal d'instruction, rendu le 9 février, sonnait comme un réquisitoire. En requalifiant les faits en "crimes contre l'humanité" afin d'échapper à la loi d'amnistie des crimes politiques votée en 1997, le juge Garzon aurait "construit un artifice juridique pour justifier son contrôle de la procédure". Si la chambre d'accusation suit les conclusions du magistrat instructeur, Baltasar Garzon sera renvoyé en jugement, et donc automatiquement suspendu de ses fonctions en attendant le procès.
"M. Garzon a pénétré dans le jardin interdit de la guerre civile, il va payer le prix de vingt-deux ans d'indépendance", regrette son avocat, Gonzalo Martinez-Fresneda, dont tous les recours ont été rejetés. Pour sauver le soldat Garzon, inutile de compter sur une solidarité de corps. Chaque fois qu'il a présenté sa candidature à une fonction élective, comme la présidence de l'Audience nationale en mars 2009, Baltasar Garzon a pu mesurer sa faible popularité dans la profession.
"La fonction de juge exige de la discrétion, confie anonymement un avocat. Le fait qu'il ait été si visible dans les médias a produit une antipathie viscérale de la corporation contre lui." Ce n'est pas au Conseil général du pouvoir judiciaire (CGPJ) qu'il peut espérer trouver du renfort. Cette instance, équivalente au Conseil supérieur de la magistrature en France, a même tenté de l'enfoncer en se proposant de le suspendre "à titre préventif" avant même toute décision de justice. Furieux, Baltasar Garzon demande la récusation de trois de ses membres pour "inimitié manifeste".
Sa mise en cause pour avoir tenté d'enquêter en Espagne sur les crimes du franquisme, alors qu'il l'a fait sur ceux des dictatures d'Amérique latine, a provoqué une vague de soutien de la part de juristes internationaux. Six d'entre eux, comme le Chilien Juan Guzman et la Suisse Carla Del Ponte, ex-procureure des tribunaux pénaux internationaux pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda, ont accepté de témoigner pour démontrer que les crimes contre l'humanité ne sont pas amnistiables, conformément aux traités internationaux signés par l'Espagne.
Mais cette mobilisation de prestige risque de ne pas suffire, car le Tribunal suprême a accepté deux autres plaintes pénales contre le juge Garzon. L'une concerne des honoraires qu'il a perçus pour une série de conférences données aux Etats-Unis et sponsorisées par la banque espagnole Santander : deux avocats lui reprochent de ne pas s'être dessaisi, à son retour, d'une plainte concernant Emilio Botin, le président de Santander, et de l'avoir classée sans suite. Enfin, la plainte la plus récente vise des écoutes téléphoniques que le juge a ordonnées dans le cadre d'une enquête sur un réseau de corruption, baptisé "Gürtel", touchant des notables du Parti populaire (PP, droite), notamment l'ancien trésorier national et le président de la Communauté autonome de Valence.
Cette dernière affaire a provoqué une contre-attaque de Baltasar Garzon qui dénonce, de la part du PP, "une claire stratégie de discrédit, de harcèlement et de désaveu sans précédent dans l'histoire judiciaire espagnole" pour faire "oublier le cas Gürtel". Le magistrat serait passé "de la mégalomanie à la paranoïa", selon le quotidien de droite El Mundo, qui solde un vieux contentieux dans son éditorial du 6 mars : "Il sait qu'il est au bord du précipice pour ses nombreuses erreurs et a décidé de se lancer dans une fuite en avant qui ne sert qu'à mettre en évidence son déséquilibre personnel et son inconsistance intellectuelle."
Désormais, les déboires judiciaires du juge ont fait irruption sur le terrain politique. "Défendre Garzon, c'est défendre l'indépendance de la justice et de la démocratie", a proclamé l'ancien procureur anticorruption, Carlos Jimenez Villajero, dimanche 7 mars à Jaen, devant 800 personnes rassemblées par le comité de soutien de l'enfant du pays. Le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et plusieurs membres du gouvernement en ont profité pour voler à son secours. C'est la première fois que les socialistes se prononcent ainsi en faveur de celui qui tenta naguère d'envoyer leur leader, Felipe Gonzalez, devant les tribunaux.
Pour le président du Congrès des députés, José Bono, le renvoi de M. Garzon en jugement serait "une énormité". Le chef du gouvernement, José Luis Rodriguez Zapatero, a exacerbé la polémique sur l'indépendance de la justice, en montant lui-même au front, dimanche, pour rendre hommage au "courage du juge Garzon dans la lutte contre le terrorisme de l'ETA". Dans sa carrière, le magistrat aura envoyé plus d'un millier d'activistes ou de sympathisants de l'organisation séparatiste basque derrière les barreaux. Pour cela, la droite avait un temps suggéré qu'on lui attribue le prix Nobel de la paix...
En voulant ajouter les crimes du franquisme à l'impressionnante liste des affaires qui lui ont valu la célébrité, Baltasar Garzon a-t-il ouvert le dossier de trop ? Depuis sa nomination à l'Audience nationale en 1988, à l'âge de 34 ans, celui que la presse espagnole avait surnommé "le juge qui ne se repose jamais" a traité plus de 7 000 affaires. Au pas de charge, parfois avec des méthodes expéditives, mais sans jamais se fixer de limites, lui, le militant de la justice universelle. N'a-t-il pas été le premier à lancer un mandat d'arrêt international contre Oussama Ben Laden ?
Fort probablement, il rejoindra bientôt le box des accusés où il a envoyé malfaiteurs, escrocs, banquiers, policiers, politiciens et terroristes. Reconnu coupable, il risque une suspension de dix à vingt ans. Innocenté, rien ne prouve qu'il souhaitera reprendre le cours de sa carrière. Dans son entourage, on craint la fin du juge Garzon.
Jean-Jacques Bozonnet

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